caboche cabossée.

Caboche, on dirait un cachet d'aspirine oublié sur le bord du lavabo. Quand on le regarde, on voit surtout son teint blafard, son allure non pas svelte mais carrément chétive, son regard inquiet qui papillonne à l'affût du moindre danger et ses bouffées d'angoisse. Il a toujours manqué d'assurance ; mais dans sa vie passée, il savait encore se donner des airs. Il était discret, un peu tête en l'air, un peu fragile peut-être, mais accessible. Il était plutôt beau garçon, il avait ce petit côté efféminé qui lui donnait un charme particulier derrière lequel il se cachait. Il pouvait se montrer vaguement entêté quand il se mettait une idée en tête, et c'était pas désagréable — ça faisait presque office de caractère. Il savait tout porter, il avait une certaine allure, et ça lui donnait même l'air d'un mec en contrôle, parfois. Il était chapelier, c'était pas courant et, ça aussi, ça avait son charme désuet.

Tout ça, ça a un peu basculé en même temps que sa tête, quand un malheureux accident d'élagage de haie l'en a brusquement dépouillé.

Vous le verrez peut-être passer avec ses jolis chapeaux. Mais au lieu de les présenter la tête haute, maintenant Caboche marche en regardant par terre. Un peu voûté, comme une fleur défraîchie. Alors, inévitablement, le chapeau tombe. Et à chaque fois, il a un peu peur que sa tête soit tombée avec. Caboche, il n'a pas bien vécu sa mort. Il l'a même carrément mal pris. Ça lui arrive souvent de porter la main à son cou, juste au cas où ; pour vérifier. Et ressuscité ou pas, depuis, il n'a plus vraiment la tête sur les épaules.

Il s'est d'abord éveillé dans le bureau de Charon, au milieu d'une foule d'autres défunts attendant de pouvoir traverser le Styx. Il y est resté plus d'un mois, toujours sous le choc ; ça l'a pas arrangé. Puis on l'a catapulté dans un jeu macabre de vie et de mort, où finalement aucun des deux n'avait plus vraiment d'importance. C'est de là que lui vient son pseudonyme actuel, nom de scène un peu masochiste dont il a fait sa nouvelle identité. Terrifié à l'idée de revivre le trépas, il s'est révélé étonnamment méticuleux sur le champ de bataille. Sa capacité à toujours imaginer le pire et à ne jamais rien laisser à la chance lui a permis d'élaborer des stratagèmes tactiques qui lui ont valu une certain forme de respect de la part de ses coéquipiers. Ca ne l'a néanmoins pas empêché de périr en campagne un certain nombre de fois. Ca l'a moins marqué les fois suivantes. Le traumatisme de sa décapitation continue de nourrir ses terreurs, mais la mort elle-même ne l'émeut plus.

Son arrivée sur l'Archipel n'a pas été des plus simples. Convaincu de participer à une nouvelle campagne, Caboche a commencé par rejeter en bloc l'aide et les explications des Habitants, par se méfier de tout et de tous. Il lui a fallu plusieurs semaines pour se faire à l'idée qu'on n'essayait peut-être pas de l'assassiner, et c'est alors la colère qui a remplacé la peur. Colère d'avoir perdu ses repères de nouveau, symptôme d'une blessure profonde, peur de cette perte de soi et de sa place dans le monde. Il s'est toujours un peu senti décalé, désarticulé — disjoint de cette harmonie tranquille à laquelle il semblait imperméable, et qu'il enviait au monde. Il a cherché sa place, quelle qu'elle puisse être, dans cet univers malléable. Mais il n'a jamais su ce qu'il voulait, Caboche, à part ses chapeaux. Les Archibecs lui ont construit une adorable petite boutique, et l'ether du monde déroule tous les chapeaux de l'imaginaire à ces pieds. Mais cette petite vie simple ne suffit plus, quel sens lui donnerait-il aujourd'hui, dans son immortalité conceptuelle ? La nature de ce nouvel univers, loin de devenir source d'un réconfort inconditionnel, n'a fait que le plonger dans un nouvel abîme existentialiste. C'est un spleen d'une profondeur insoupçonnée qui l'habite à présent, alors qu'il erre dans cet état d'être sans saveur. Il a maintes fois tenté d'y mettre un terme, à la grande lassitude des Habitants. Combien de fois s'est-il jeté dans les sillons de la Voie Léthée, dans les nids de la Verrière insurgée, dans la lave du Volcan Lavacoul ? Il s'est perdu dans le Dé d'Halles sans fin, a cherché une faille interdimensionnelle dans les racines de l'Arbre aux Pendus... La seule expérience qu'il ne tentera jamais serait une visite à Vestigion. Le zombisme l'angoisse plus encore que son impression de non-existence, et la délivrance en est bien trop chère payée.