Puis, un jour, Sully est arrivé à Odds & Ends.
Mais pas pour longtemps. Quelques mois, tout au plus, avant que son existence ne reprenne sur une autre Terre, autre univers parallèle avec sa magie propre. Puis sur un autre, et d'autres encore, univers furtifs, parallèles de parallèles, embranchements d'histoires dans son existence chahutée.
Pourtant, Sully n'est pas dupe. À la surface, ça fait longtemps qu'il est déçu, déçu par les mensonges et les secrets. Un cœur meurtri, rendu malade par les vices de l’être percés à jour — mais qui refuse le fatalisme. Pendant longtemps, Sully s'est tu dans la peur d'agir à tort. Il s'est terré dans la passivité, fermant les yeux face aux scènes implicites dont il se sentait l'intrus. À force de ne rien écouter, à force de ne rien dire, à force de ne rien faire, Sully a commis de nombreuses erreurs, dont les conséquences tragiques et les regrets ont mis du temps à le rattraper. Mais il a fini par comprendre. Ce Sully est le cri de révolte gardé au fond du cœur, contre l'envie de ne pas y croire, et la détermination d’enfin regarder le monde en face. C’est avant tout une âme d’enfant qui a grandi trop vite, appris les nuances, des mots et de l’esprit. Que les mensonges blessent, mais aussi qu'ils protègent. Qu’ils sont, au cœur, autant de vérités à appréhender.
Aujourd'hui encore, souvent, Sully se tait. Il fait l'enfant sage, dose le poison de ses paroles, tourne sa langue dans sa bouche avant de parler, ne trahit que rarement les secrets qui le tiennent prisonnier. Mais il écoute, le sourire bienveillant et le coeur attentif, désireux de comprendre. Et d'aider, peut-être, de quelques mots justes, quand il le peut. Avant tout, il se sent responsable.
Ça commence toujours pareil. Des petites familles de trois habitant dans une jolie banlieue résidentielle — qu’elle soit irlandaise ou, une fois même, new-yorkaise — on en a vu plein. C’était une de ces familles simples qui avaient le bonheur facile. C'était un peu toujours la même histoire. Papa et Maman s'aimaient, et tout naturellement venait l'enfant, unique et doucement choyé par les parents. Malgré le travail, jamais ils n’ont paru absents, gardant toujours du temps pour leur enfant chéri, travail d’équipe volontaire et plutôt bien rôdé, privilégiant une famille soudée avant tout. Peut-être que s'il y avait eu un frère ou une sœur, l'enfant aurait moins dépendu de la générosité de cet amour, mais plusieurs enfants ça devient compliqué, et Papa et Maman ne voulaient qu’un seul petit trésor. C'était une époque paisible, sinon prospère, construite sur des discours positifs et insouciants. Les histoires d'aventure que Papa mettait à la télévision le matin. Les histoires d'aventure que Maman racontait dans le lit le soir. Comme beaucoup d'enfants, Sully a grandi bercé d’histoires. De vilains méchants pas très malins, et de nobles héros prêts à sauver le monde. Dans les histoires, les héros gagnent toujours. Sully adorait les histoires, et Sully adorait les héros. Mais celle qu’il adorait par-dessus tous, c’était sa mère.
Au cours des différentes existences du rouquin, Églantine O'Connor a joué de nombreux rôles. Dans beaucoup d'entre eux, elle était elle-même l’héroïne, souvent insoupçonnée, de ses propres aventures ; et la première à réaliser le plein potentiel de l’enfant.
La vérité finissait toujours par éclater au détour d’une conversation comme tant d’autres, d’une remarque innocente de l’enfant qui dévoilait, sans comprendre, les secrets tapis de son entourage, venant tout chambouler. C’était la fissure familiale. Toujours, à force d’amour, précieusement colmatée. Jamais effacée.
DEVOTION ∞
La troisième constante de la trinité fondatrice de l’existence de Sully prend systématiquement les traits délicats d’un autre. L’ancre et le naufrage de ses voyages. L’être qui devait, comme une destinée inéluctable, devenir l’objet de sa dévotion dévorante. Tout ce qu’il a appris de lui-même, au plus profond, Sully le lui dédie. Son espoir, sa cause, et sa perte. Aujourd’hui, dans le dédale des souvenirs qui s’entrechoquent, une vérité unique devient la sienne : s’il dérive de ligne de vie en ligne de vie, Sully, c’est toujours à sa recherche.
(Et à la recherche de ce miraculeux fragment de vie, qui devait exister dans l’arbre de possibilités, où leur issue ne serait pas tragique.)